Publié par cieljyoti le 18 décembre 2011 ·
Son importance, ôter son importance aux choses et aux gens pour les rendre vivants. La beauté fige les êtres. Remplacer l’enjolivement par l’œil scrutateur. Voir pénètre la violence du monde, aiguisée jusqu’à la férocité. Pour plaire, l’art s’émousse, édulcore, il se détourne du réel. Les gens baignent dans la violence, ils ne la représentent pas. Montrer ce qui plait. Le paradis d’un monde onirique, l’enfer d’une mécanique réaliste.
En pleine Renaissance, l’époque est baroque et brutale, maniant l’exquise subtilité épurée de barbarie sanguinaire. Le monde de la Renaissance est un monde en construction démolissant à tour de bras un passé déplaisant au profit du monde que l’on rêve parfait de l’Antiquité. L’histoire de l’art en a retenu une finitude, ce que désiraient chèrement les gens de l’époque. Un aboutissement qui n’en finit pas de commencer, tournoyant sur lui-même jusqu’au fanatisme, brisé net par un souffle de réalisme.
Un homme ordinaire. À la suite d’une bagarre, chacun accompagné de compagnons, Caravage tue un certain Ranuccio Tomassoni, un 26 mai 1606. Le peintre est voué à son art toute la journée, le soir, armé d’une épée, il baguenaude dans les rues à la recherche de querelles. Un homme prompt à l’incartade. Beaucoup de ses toiles jugées trop crues sont refusées par l’église, il n’en est pas moins un peintre célèbre et reconnu. Il fuit.
Michelangelo est né en Italie du Nord, en Lombardie, une lumière différente de celle de l’Italie méridionale des grands peintres de la Renaissance. Le village Caravaggio où il arrive à l’âge de 6 ans à la mort de son père (victime de la peste) se trouve dans la Province de Bergame, 50 kilomètres au nord-est de Milan. Sa mère et ses cinq enfants connaissent des difficultés financières. Il est étonnamment doué pour dessiner. À l’âge de 12 ans, il entre dans l’atelier d’un peintre de Milan, Simone Peterzano (1540-1596), ancien élève du Titien, où il travaille jusqu’en 1589. Il ne passe pas inaperçu, jamais. Un tempérament bouillant. Sa mère meurt en 1590. En juillet 1592, il est à Rome. Son souci est de survivre. Il y réussit à merveille grâce à une grande ouverture d’esprit qui lui fait dévorer tout ce qu’il entraperçoit non sans un subtil esprit de contradiction, ne rien avaler qu’il ne puisse digérer. Il se fait embaucher dans un atelier de peinture alors en pleine expansion face à la demande religieuse.
Grand Bacchus, 1597
Il lui arrive de quitter précipitamment un atelier suite à une dispute, une rivalité entre de nombreux apprentis avides de gloire, mais il impose son travail. C’est son Bacchus qui lui offre un premier succès. Cet androgyne bien en chair, rayonnant de joie et de panache possède une force unique qui ne laisse personne indifférent. Non plus un être mythique et lointain, un voisin, une personne reconnaissable par tous. Bacchus devient un déguisement que chacun peut endosser à sa guise. À l’époque, une révolution. Un style nouveau apparaît dans la peinture italienne. Un scandale pour beaucoup, ne serait-ce que ce choix d’un homme efféminé, mais une idée neuve dans un monde artistique voué à se répéter. En 1597, Michelangelo est consacré
celeberrimo pittore .L'amour vainqueur, 1602
En dehors de son talent, il est dévoré d’ambition. Il n’hésite à aucune longue et fastidieuse démarche pour se faire connaître. Cela ne signifie pas qu’il soit prêt à céder facilement son œuvre, son âme. Sa force recèle une sensibilité extrême. Ce qui l’intéresse, la théâtralisation acerbe de la vie dans laquelle explose sa tendresse. Il peint les jeunes éphèbes, limite androgyne, avec amour. La femme est sérieuse et pudique, le jeune homme est joie et impudeur. Comme il ne se marie pas, la légende d’une homosexualité fleurit, peut-être, peu importe, son art est ailleurs. Un besoin de virilité baignant dans un sentiment féminin. Tout artiste le sait intuitivement, pour voir plus, il faut sortir de son carcan quel qu’il soit. Refuser ce qui est directement accessible est une nécessité.
Tête de Méduse, 1598
L’œil jeune fait peur, mais, dans un univers confiné où tout le monde copie tout le monde, un peu de sang neuf est vital, la chance du jeune peintre dans une société où la peinture est un marché important. Le cardinal Francesco Del Monte (1549-1626), représentant du duc de Toscane au Saint-Siège, un homme moderne, lui offre un contrat de deux ans dans son palais. Il y reste plus longtemps, entre 1595 et 1600, jouissant d’une assez bonne liberté. À l’abri du besoin, une période de formation. Le cardinal reste son mécène. Une protectrice, la marquise douairière de Caravaggio, Costanza Sforza Colonna (morte en en 1626), veillera sur lui toute sa vie, sans doute l’a-t-elle prise très tôt sous sa coupe, un fils spirituel plein de cette vie qui lui manque tant, elle qui se réfugie si facilement dans un creux d’église pour y faire ses dévotions.
Caravage se lance dans une peinture sans prendre le temps d’en disposer les éléments grâce au dessin approprié. Une fois l’œuvre conçue dans sa tête, il jette sa fougue sur la toile, besoin de réaliser vite. C’est dans l’élan qu’il se construit. Tout ce qu’il ne fait dans l’immédiat, il l’abandonne. Il le peut, il est virtuose de son art. Il a besoin d’appuyer son regard sur la base tangible d’un modèle. Cette créativité qui se déverse impressionne. Pour se faire remarquer, il se veut unique, pour cela il change l’ordre ordinaire des gens et des choses, déconcerter, pour plaire. Certains y voient de la maladresse, d’autres du génie. Il ne transige jamais. Il déteste le maniérisme, bella maniera, l’enluminure d’un joli maquillage. Il veut la crudité du mouvement. Il se rabat sur le réalisme, son argument, je représente le réel, donc c’est meilleur. Un monde masculin dominé par la matérialité. Il ne s’arrête guère à la profondeur des personnages. Il épure jusqu’à dégager des volumes que chacun remplit à la convenance de sa quête.
Comment ne pas être fasciné par ce monde dont on est le voyeur ? À l’époque il choque, montrer ce que tout le monde peut voir n’offre qu’un petit intérêt. On s’attend à un spectacle démesuré, on voit une Diseuse de bonne aventure, des Tricheurs en train d’arnaquer un pauvre bougre (plus tard, il se battra avec des tricheurs), des scènes bibliques centrées sur leur seul aspect humain. Caravage est obsédé par ce qu’il est en train de vivre, pas par les péroraisons des prélats. Il doit trouver un compromis, plaire à ceux qui ont les sous, assouvir sa passion de la vie. Le maniérisme s’évade dans le rêve séducteur, il veut caser son art dans le vrai. Pour cela, il faut flirter avec l’authentique, le dépuceler pour lui faire des enfants. Ses premières peintures sont limpides de lumière, il ne montre encore presque rien.
Équilibre, raffinement, exactitude, puissance, d’immenses noirs se remplissent de détails fulgurants, un trait forcé jusqu’à la dictature, cette peinture géniale vient à point dans un monde qui a besoin de certitudes. Caravage n’invente pas le cinéma, toute la peinture gothique et de la renaissance en est remplie, des scènes qui se suivent pour recréer une action que tous peuvent lire. Il s’agit d’une image linéaire et démonstrative, le peintre introduit une continuité impérieuse, un suspens qui nous laisse pendus à sa lumière. Des personnages enserrés dans des drames adoptant une attitude presque désinvolte comme s’ils ne mesuraient pas la situation qu’ils sont en train de vivre. La vie n’est ni une partie de loisir, ni un espoir, un labeur quotidien, mettre bout à bout les éléments épars de ce qui arrive sans qu’il soit possible d’en saisir les conséquences. Un monde d’incertitude, d’imprévision, d’incompréhension. Caravage n’explique rien, il montre ce qu’il y a à voir de telle sorte qu’on ne voit rien d’autre.Il ne montre pas le spectaculaire, il veut l’ordinaire de l’existence.